Red Alert, 2007
3 écrans plats 30 ‘’, 3 mac mini, 1 vidéo numérique, 16/10, couleur, silencieux, 30 sec
Red Alert invite une référence récurrente dans le travail de Hito Steyerl : ce moment de l'histoire de l'art, au lendemain de la Révolution d'Octobre, où dialoguaient l'imaginaire artistique le plus radical et le renouveau des institutions publiques. En 1921, Alexandre Rodtchenko présentait à Moscou, dans une exposition manifeste du constructivisme naissant, "5 x 5 = 25", trois panneaux respectivement intitulés Pure couleur rouge, Pure couleur jaune, Pure couleur bleue. C'est à propos du monochrome rouge que le critique Nikolaï Taraboukine, dans son célèbre essai "Du chevalet à la machine", évoqua un point de non-retour : "Ce n'est plus une étape qui pourrait être suivie de nouvelles autres, mais le dernier pas, le pas final effectué au terme d'un long chemin, le dernier mot après lequel la peinture devrait se taire, le dernier "tableau" exécuté par un peintre." [1] Autour de 1917, la peinture de chevalet ne rencontrait pas seulement un rejet des valeurs bourgeoises, elle se heurtait à une crise ontologique de la représentation. Tandis que le Suprématisme de Kazimir Malévitch plaçait en son centre l'expérience perceptive de la couleur, de la forme et de l'espace pour faire évoluer l'être humain et la société, les propositions des constructivistes prônaient un abandon pur et simple du tableau afin de tourner leur nouvelle pensée formelle vers le design et l'édification. Pour l'un comme pour les autres, le système de représentation figuratif tournait à vide, il n'était plus à même de porter quoi que ce soit relevant du réel.
L'œuvre que Hito Steyerl conçoit en 2007 consiste en trois écrans d'ordinateurs retournés à la verticale, diffusant en continu un champ saturé de pixels rouges. Le pivotement des supports à 45 degrés, de même que leur composition murale en triptyque, mettent d'emblée en tension les repères de lecture de l'image numérique. Faisant signe en direction du "dernier tableau" des avant-gardes russes, Red Alert interroge à nouveau les conditions de la représentation, aussi bien esthétique que politique, dans le monde contemporain. Mieux que ne pourrait le faire toute image issue du régime indiciel de la photographie, la répétition homogène et invariable d'un signal d'alerte parle des stratégies d'état d'urgence permanent construites de concert par les pouvoirs politiques et les infrastructures médiatiques. Dans un essai écrit la même année, "Das Reich der Sinne. Polizei-Kunst und die Krize der Repräsentation" ["Le Règne des sens. L'art de la police et la crise de la représentation"], l'artiste développe une analyse qui a pour point de départ le titre français du film réalisé par Oshima Nagisa en 1976 : retournement de L'Empire des Signes de Roland Barthes en L'Empire des Sens où s'exprime un basculement hors du langage, dans le domaine irrationnel de la pure sensation. A ses yeux, les couleurs par lesquelles se sont définies les tentatives de renouveau politique au début du XXIe siècle relèvent d'un déplacement significatif de la culture politique vers le domaine empathique du sensible : la "Révolution des roses" en Géorgie (2003), la "Révolution orange en Ukraine" (2004), la "Révolution verte" ou "Révolution du Cèdre" au Liban (2005), etc. Le surgissement de ces nouveaux langages visuels est en phase avec la conjugaison du pouvoir et de l'affect qui est devenue le registre d'expression dominant des gouvernements. Pour Steyerl, il ne fait aucun doute que le monochrome esthétique, comme le "monochrome politique" signalent aussi bien la fin de la politique en tant que telle (la fin de l'histoire, l'avènement de la démocratie libérale) que l'époque d'une "pure sensation" qui doit en tout temps être surveillée, provoquée et contrôlée. Ils manifestent à la fois la fin de la politique et le renouvellement radical de celle-ci s'opérant dans le champ de la perception." [2] Ses remarques sur le cadre de la représentation tirent le fil de cette réflexion plus loin, interrogeant le principe même du réalisme : "Les rappels constants de la menace terroriste ont fait exploser les frontières des zones dangereuses et submergé le monde sous la couleur rouge qui les signale. […] La peur donne une sensation de réalité – contrairement à la réalité elle-même." [3] C'est aussi à cela que répond Red Alert. Comme par le passé, le caractère déceptif, plat et sans artifice du monochrome est une invitation critique à s'interroger sur les limites des représentations, autrement dit sur ce qui ne peut y être explicité et ce qui, de manière latente, constitue dans l'ici et maintenant leur dehors. Et Hito Steyerl de conclure : " Voyons-les comme le portrait réaliste d'un soulèvement nécessaire contre un empire des sens qui cherche à extirper toute différence par la dictature des affects et du bruit. Il est temps d'inventer une nouvelle façon de sentir " [4].
Marcella Lista
Août 2020
[1] Nikolaï Taraboukine, "Ot mol'berta k mashine”, Moscou, Rabotnik prosvesheniya, Juillet 1923 ; éd. Française : Le Dernier Tableau. I Du chevalet à la machine, 2. Pour une théorie de la peinture, Écrits sur l'art et l'histoire de l'art à l'époque du constructivisme russe, présentation par Andreï B. Nakov, traduction du russe par A. B. Nakov et Michel Pétris, Paris, Éditions Champ Libre, 1972, p. 40-41.
[2] Hito Steyerl, “Le Règne des sens. L'art de la police et la crise de la représentation”, Florian Ebner et Marcella Lista (eds.), Hito Steyerl. Formations en mouvement. Textes choisis, Éditions du Centre Pompidou et Spector Books, 2021.
[3] Ibid.
[4] Ibid.